Elodie Mielczareck : "Le bullshit met au défi le réel"

Par Laurence Guilloud, Directrice éditoriale.

"Il" s’invite partout avec un culot déconcertant. Sur les plateaux télé, en politique, dans nos open spaces et même à la table de nos repas de famille. Qui ça "il" ? Le bullshit. C’est en tout cas le constat que dresse Elodie Mielczareck, sémiologue et experte en communication verbale et non verbale dans son livre "Anti bullshit. Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens" paru en octobre dernier (Éditions Eyrolles). Et elle n’est pas la seule à s’alarmer de sa montée en puissance. Le problème est assez sérieux pour que les enseignants de la très académique Washington University décident de mettre en ligne un cycle "anti-bullshit", soit 10h de cours d’auto-défense intellectuelle pour apprendre à tordre le cou aux fake news et autres entorses à la vérité. Et les communicants dans tout ça ? En mettant en scène le réel, sommes-nous condamné à devoir continuellement prouver notre franchise ? Vouloir être honnête ne suffit pas. Pour redonner du pouvoir et de la force aux mots, Elodie Mielczareck invite notamment à associer le "dire" au "faire" et ne pas croire, au contraire, que "dire c’est faire". Des paroles et des actes, voilà un socle solide pour bâtir une stratégie de communication authentique et sincère !

Pourquoi et comment le bullshit a-t-il pris le pouvoir dans toutes les sphères de la société ? 

Elodie Mielczareck : littéralement, bullshit veut dire "merde de taureau". Traduit de manière très complaisante en français par "foutaises" ou "balivernes". J'utilise volontairement le terme américain car si le bullshit a toujours existé, on en observe la quintessence depuis l'âge d'or de la réclame. C'est la surproduction de signes à visée persuasive dans le domaine publicitaire qui a accentué cette manière de faire. Quelque temps après, nous en observons les retombées dans le domaine politique. C'est notamment l'arrivée de Donald Trump au pouvoir qui propulse ce décalage entre ce qui est dit et ce qui est perçu. Et cela commence le jour de son investiture, devant ce qu’il qualifie "d’une foule immense d’un million, un million et demi de personnes". Une déclaration fortement en contraste avec les photographies clairsemées et pluvieuses de la presse américaine…


"Le bullshit, c’est le décalage entre ce qui est perçu, observé, analysé et ce qui est prononcé, verbalisé, expérimenté. A ne pas confondre avec le mensonge, le bullshit met au défi le réel".

Le bullshit d’aujourd’hui est-il la version moderne de la bonne vieille langue de bois ?

Elodie Mielczareck : pour éclaircir ces deux notions, nous pouvons dire que la langue de bois correspond à des items et structures linguistiques spécifiques, alors que le bullshit correspond davantage à un phénomène social qui se décline à travers des images, des imaginaires, des mots et des comportements. Il s'agit du décalage entre ce qui est perçu, observé, analysé et ce qui est prononcé, verbalisé, expérimenté. À ne pas confondre avec le mensonge, le bullshit met au défi le réel. Il est le terreau des "faits alternatifs" qu'on évoque beaucoup en ce moment.

Dans votre ouvrage, vous abordez notamment la notion du greenwashing. Alors que les consommateurs exigent de la transparence et de l’engagement, comment avoir une parole authentique "anti bullshit " sur des sujets aussi sensibles lorsqu’on est une marque ? 

Elodie Mielczareck : oui, j’y consacre en effet toute la dernière partie de mon ouvrage. C'est le chapitre intitulé "réenchantez le monde", volontairement en miroir inversé du premier chapitre consacré aux mots, premier visage du bullshit. Pourquoi ? Parce qu'il y a bien des mots qui rendent fou ! J'insiste, notamment, sur l'usage de l'oxymore, cette fameuse figure de style qui réunit les contraires. Par exemple, le "carbone propre", "l'écologie de production", "la croissance négative", le "confinement dehors", etc. Il s'agit donc dans un premier temps de prendre conscience du caractère non-anecdotique de notre sémantique quotidienne. Ensuite, il convient de s'ouvrir à une dimension plus symbolique du sens. En effet, nous croyons trop souvent que la question du sens se réduit à un résultat analytique et cartésien (par exemple, la définition du dictionnaire d'un mot), alors que la vibration du mot est tout aussi importante (son étymologie, son sens symbolique, etc.).

Dans vos travaux, le concept de « performativité du langage » nous a interpellé. Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

Elodie Mielczareck : le langage est dit "performatif" lorsqu'il modifie le déroulement du réel. Ce sont deux linguistes, Searle et Austin qui ont développé en particulier cette notion, que l'on peut résumer par "quand dire, c'est faire" (titre du livre d'Austin). Exemple souvent pris, celui du maire qui utilise les mots "je vous déclare mari et femme". Le mariage est effectif avec ces mots prononcés, dans un contexte précis et avec la personne légitime pour le faire. Il faut que ces codes soient reconnus par l'assemblée pour que l'acte performatif soit réalisé. Mais aujourd'hui, on observe une tendance à ce que j’appelle la "pensée magique", celle qui consiste à croire que l'acte va être réalisé, simplement en prononçant les mots, dans une visée incantatoire nécessaire mais insuffisante. C'est malheureusement souvent le cas dans les discours politiques ou corporate.

Quels sont les conseils de base que vous donneriez à un communicant qui souhaite tendre vers le "zéro foutaise" ?



Elodie Mielczareck : la langue nous joue souvent des tours et c’est normal ! Car c'est entre les lignes, dans les blancs et les non-dits, que réside les trésors de la communication. Sans ces espaces d'interprétation, la vie serait triste. Il ne faut donc pas se blâmer de créer des néologismes (cela fait partie de la vitalité de la langue) ou de fédérer avec des mots trop pleins ! Cependant, il faut prendre garde à ne pas se laisser dépasser par les mots-zombies, la langue de bois, les injonctions paradoxales qui finissent par un déni du réel. À l'inverse, porter un regard poétique sur le monde nous en éloigne. J'aimerais conclure si vous le permettez avec cette paraphrase du philosophe et sociologue Edgar Morin : "vivre sa vie, c'est la vivre poétiquement, le reste n'est que survivre".

Pour aller plus loin : 

"Anti bullshit. Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier)" par Elodie Mielczareck aux éditions Eyrolles.
 

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